Les best-sellers : privilège des grandes maisons d'édition ?
Dans un article intitulé « Des livres par-dessus le marché » de novembre 2018 paru dans Le Monde, l’autrice et critique Macha Séry interrogeait l’accentuation de la « best-sellerisation » sur le marché du livre. Pourtant l’article mentionne dès les premières lignes que :
« la surproduction éditoriale a entraîné un recul de 30% de ventes moyennes par titre en dix ans. »Aujourd’hui les best-sellers sont de plus en plus nombreux sur les rayons des librairies et sur nos étagères, pourtant lorsque l’on s’intéresse à la situation actuelle du monde littéraire, cet accroissement des best-sellers peut paraître paradoxal. Un best-seller, anglicisme désignant un grand succès de libraire, représente donc les meilleures ventes des maisons d’édition et des auteurs, et font l’objet de gros tirages. Livres à succès, du moins sur le plan économique, ces livres se démarquent du reste des sorties littéraires. Le marché du livre est un marché qui se porte bien, car avec 505 millions de livres vendus en 2018, pour un chiffre d’affaire total de 2,6 milliard d’euros, l’industrie du livre a encore de belles années devant elle, et ce malgré une très légère baisse du chiffre de vente depuis quelques années. Les best-sellers se démarquent donc principalement par le nombre de tirages et de ventes enregistrée par les maisons d’édition. En moyenne, un livre est tiré à environs 6.000 exemplaires. Pourtant, pour les auteurs dit « à succès », les tirages s’envolent comme pour l’un des auteurs les plus rentables des Editions Robert Laffont, Marc Lévy, dont les livres ont été vendus à plus de 34 millions d’exemplaires dans le monde. Beaucoup se demande s’il n’existerait pas une recette à best-sellers, ceux-ci pouvant mettre en avant des ouvrages tout à fait inattendus comme rendre totalement invisible des livres suivant a priori la même recette. Si les romans restent la catégorie la plus vendue, les livres jeunesse, la bande dessinée et les livres de développement personnel se vendent aussi très bien, y compris avec la présence de plus en plus perceptible du livre numérique, qui représente à ce jour environs 8% du chiffre d’affaire global des ventes.
Alors, la best-sellerisation est-elle vraiment un privilège réservé aux grands groupes éditoriaux ?
En 2017 le roman L’Ordre du jour d’Éric Vuillard, édité par les Editions Actes Sud, a obtenu le prix Goncourt et s’est vendu à environs 300.000 exemplaires. Un résultat tout à fait dans la norme de ce que l’on constate au regard des statistiques du prix Goncourt (en moyenne 400.000 exemplaires sont vendus chaque année). D’une manière générale les livres primés deviennent à chaque fois des best-sellers et sont donc pour les maisons d’édition de vraies valeurs sûres car extrêmement rentables. En effet rien qu’en France et chaque automne une douzaine de prix départagent les sorties littéraires (il en existe beaucoup plus mais une douzaine tient vraiment le haut de l’affiche). Il est à noter toutefois que seulement cinq « grands » prix augmentent significativement les ventes : les prix Goncourt, Femina, Médicis, Renaudot et Interallié. Initialement conçus pour mettre en avant les talents littéraires, les prix sont maintenant réellement plus une stratégie commerciale, attirant l’intérêt des médias et du public, qui associent en général les prix à un gage de qualité. Ainsi, des auteurs relativement inconnus aux yeux du public peuvent tout de même voir les ventes de leur livre exploser si celui-ci a la chance de pouvoir être primé. Mais comment expliquer également que les best-sellers s’exportent aussi bien, dépassant les frontières et se retrouvant traduits dans plusieurs langues ? Dans une interview enregistrée dans le cadre du reportage « Les maisons d’édition françaises sont-elles à la page ? » diffusé sur France 24, le journaliste Pierre Assouline, membre du jury du prix Goncourt explique :
« Il faut bien voir que depuis un demi-siècle, la plupart des lauréats du concours sont traduits dans 20 ou 30 langues systématiquement. »Les prix littéraires s’exportent et sont une véritable vitrine pour le reste du monde (tout comme les prix littéraires internationaux ou étrangers, à l’instar du Prix Pulitzer aux Etats-Unis par exemple, très renommé lui aussi). Pourtant il est facile de remarquer que toutes les grandes maisons d’édition, la maison Gallimard en tête de file, sortent tous les ans un « goncourable », c’est-à-dire un livre susceptible d’obtenir un prix et donc de faire fructifier les ventes. Cette pratique peut être critiquable car elle conduit les auteurs à produire des livres plus souvent, à écrire plus vite, conduisant à force à une certaine répétition de la recette « qui marche » et l’on peut s’interroger sur une homogénéisation de l’offre littéraire. Le reportage de Florence Gaillard, toujours dans le cadre de l’émission diffusée du France 24 interroge Sylvie Ducas, auteure du livre « La littérature à quels prix » sur sa vision des prix littéraires :
« Finalement un prix littéraire c’est un best-seller artificiel. »Pour Mme Ducas, bien que faisant certes vivre la maison d’édition, cette stratégie est dangereuse pour la littérature car elle a pour conséquence d’effacer les autres auteurs et de laisser dans l’ombre des ouvrages tout aussi intéressants, voir même plus, que les fameux « goncourables ».
Juliette Joste, éditrice chez les Editions Grasset, à propos de la diversité des œuvres proposées en librairie, commente :
« En France, on a encore le respect du livre dans toute sa variété. »Si la remarque est juste, les rayons des librairies donnant accès à un large choix, elle n’est toutefois pas totalement applicable aux best- sellers à proprement parler, pour les raisons invoquées plus haut. Economiquement rentable, il est assez ironique de constater que la plupart des « goncourables » et autres livres à prix ne sont finalement jamais lus par leurs acheteurs : un article du journal québécois L’actualité fait mention d’une enquête en Angleterre révélant que 55% des sondés n’achetaient ces livres que comme éléments décoratifs. Ces livres, toujours sous couverture du prestige que le prix littéraire représente, serviraient ainsi de « passeport de respectabilité intellectuelle », ce qui peut faire pencher la balance en faveur d’un caractère très superficiel de ces prix littéraires et par conséquent de ces best-sellers. Si ces derniers peuvent tout à fait se détacher des prix littéraires, il est quand même plus qu’évident qu'ils sont un tremplin gigantesque pour les ventes. Promotion et célébration de la littérature à la base, les prix littéraires ne risquent-ils pas, à terme, de devenir « l’usine à best-sellers » des grandes maisons d’édition, le fameux bandeau rouge des livres récompensés se transformant en marque de fabrique ?
Depuis quelques années pourtant, l’autoédition vient se positionner comme l’alternative aux grandes maisons d’édition. Mais quels sont les avantages de ce secteur dans le phénomène de best-sellerisation ou au contraire ses inconvénients ?
Depuis 2011 environs s’est développée l’autoédition, via internet notamment. D’après la définition qu’en donne Wikipédia, l’autoédition consiste pour un auteur à prendre lui-même en charge l'édition de ses ouvrages, sans passer par l'intermédiaire d'une maison d'édition. L’ouvrage peut être imprimé (livre, magazine) ou en format numérique (livre numérique, site web). Émilie Paquin dans son ouvrage Les plateformes numériques d'autoédition : état des lieux, précise toute de même que l’autoédition n’étant pas associée directement à un éditeur, elle se distingue aussi de l’édition à compte d’éditeur ou à compte d’auteur. Aujourd’hui en France, 1 livre sur 5 déposé au dépôt légal serait autoédité, mais encore souvent associé à l’amateurisme et au livre petit budget. L’autoédition ne fait donc pas encore bonne presse auprès de tous les distributeurs. Pourtant les maisons d’édition classiques commencent à se tourner petit à petit vers ce nouveau réservoir, car bien que les succès en autoédition soient encore rares, l’autoédition commence doucement à fournir son lot de best-sellers. Selon le site ActuaLitté : « 11.500 titres autoédités ont fait l’objet d’un dépôt légal en 2015 contre 4.000 en 2005 », montrant l’intérêt de plus en plus marqué d’auteurs amateurs de partager leurs écrits et tenter de les faire connaître. Pierre Dutilleur, directeur général du Syndicat National de l’Edition précise d’ailleurs :
« L’autoédition n’est pas notre métier, mais nous y sommes très attentifs. C’est un formidable réservoir de succès, d’œuvres en construction, qui va prendre de l’ampleur et continuer à se professionnaliser. »
Car là est le grand inconvénient de l’autoédition : si les auteurs sont de fait beaucoup plus libres que dans une maison d’édition traditionnelle et plus proches de leurs lecteurs, ils doivent s’occuper de A à Z de la publication et de la promotion de leur livre mais ne bénéficient pas des réseaux de libraires ou des éditeurs. Jean Vahl, responsable de Kindle Direct Publishing France (la grande plateforme d’autoédition du site Amazon) explique même dans le reportage de Florence Gaillard sur France 24 que « l’auteur qui vient s’éditer sur ce service est un auteur-entrepreneur ».
Si les best-sellers provenant des plateformes d’autoédition peuvent paraître de fait plus authentiques et moins conventionnels que les grands primés de l’automne, leurs chiffres de vente n’atteignent pas encore ceux du Goncourt, et les « auto-auteurs », pour espérer diffuser plus largement leur livre, doivent se résoudre à un moment donné, à passer chez un éditeur classique (si bien évidemment les chiffres de leur livre, ainsi que son classement dans les meilleures ventes du site tapent dans l’œil d’un éditeur). De plus, cette édition alternative, se développant majoritairement grâce à internet et aux réseaux sociaux, bénéficie encore d’une « étiquette péjorative pour de nombreux libraires et journalistes » comme le déplore l’autrice Julie de Lestrange dans l’article « Autoédition : le succès si je veux » écrit par Delphine Peras en 2017 pour le journal L’express. Les best-sellers ne sont donc pas uniquement réservés aux grands groupes éditoriaux, comme en témoigne le premier roman d’Agnès Martin-Lugand Les gens heureux lisent et boivent du café, livre que l’autrice a auto-publié en 2012 via la plate-forme d’Amazon. Toutefois les éditeurs traditionnels restent les acteurs principaux des meilleures ventes, les budgets alloués à la communication étant beaucoup plus important, le roman d’Agnès Martin-Lugand, une fois repéré et récupéré par les Editions Michel Lafont s’est ainsi vendu à plus de 500.000 exemplaires.
Finalement, les éléments communs à tous les best-sellers sont leur classement dans les meilleures ventes littéraires et donc les bénéfices qu’ils rapportent ainsi qu’une certaine recette littéraire que les maisons d’édition tentent d’intégrer dans leur ligne éditoriale. Synonyme de réussite littéraire pour beaucoup d’auteurs, ils font partie des espoirs des maisons d’édition pour sortir du lot. Pourtant, il est intéressant de constater que très peu d’auteurs s’autoéditant ou même de petites maisons d’édition privées, et donc par conséquent moins mis en avant, peuvent espérer sortir le best-seller tant attendu. La réalité est plus contrastée que cela : les prix littéraires sont toujours à ce jour dominés par les grandes maisons d’édition et souvent par les mêmes types d’auteurs. Par conséquent, les best-sellers peuvent être considérés comme un privilège de grands groupes, sauf quand bien sûr des exceptions viennent confirmer la règle. Souvent synonyme également de qualité (et de nombreux best-sellers primés ou non le sont), la critique que l'on peut faire aux best-sellers est que ceux-ci peuvent suivre une formule conduisant de plus en plus les auteurs à se « best-selleriser » et à écrire des romans ou des livres se ressemblant les uns aux autres (ou du moins aux trames similaires). En ce sens, on pourrait se demander si les maisons d’édition (et les grands groupes tout particulièrement), dans leur quête absolue de best-sellers et de meilleures ventes, ne conduisent pas, en mettant de côté des livres « moins vendeurs », à une certaine uniformisation du catalogue littéraire ?
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