Les best-sellers : privilège des grandes maisons d'édition ?
Dans un article intitulé « Des livres par-dessus le marché » de novembre 2018 paru dans Le Monde, l’autrice et critique Macha Séry interrogeait l’accentuation de la « best-sellerisation » sur le marché du livre. Pourtant l’article mentionne dès les premières lignes que :
« la surproduction éditoriale a entraîné un recul de 30% de ventes moyennes par titre en dix ans. »Aujourd’hui les best-sellers sont de plus en plus nombreux sur les rayons des librairies et sur nos étagères, pourtant lorsque l’on s’intéresse à la situation actuelle du monde littéraire, cet accroissement des best-sellers peut paraître paradoxal. Un best-seller, anglicisme désignant un grand succès de libraire, représente donc les meilleures ventes des maisons d’édition et des auteurs, et font l’objet de gros tirages. Livres à succès, du moins sur le plan économique, ces livres se démarquent du reste des sorties littéraires. Le marché du livre est un marché qui se porte bien, car avec 505 millions de livres vendus en 2018, pour un chiffre d’affaire total de 2,6 milliard d’euros, l’industrie du livre a encore de belles années devant elle, et ce malgré une très légère baisse du chiffre de vente depuis quelques années. Les best-sellers se démarquent donc principalement par le nombre de tirages et de ventes enregistrée par les maisons d’édition. En moyenne, un livre est tiré à environs 6.000 exemplaires. Pourtant, pour les auteurs dit « à succès », les tirages s’envolent comme pour l’un des auteurs les plus rentables des Editions Robert Laffont, Marc Lévy, dont les livres ont été vendus à plus de 34 millions d’exemplaires dans le monde. Beaucoup se demande s’il n’existerait pas une recette à best-sellers, ceux-ci pouvant mettre en avant des ouvrages tout à fait inattendus comme rendre totalement invisible des livres suivant a priori la même recette. Si les romans restent la catégorie la plus vendue, les livres jeunesse, la bande dessinée et les livres de développement personnel se vendent aussi très bien, y compris avec la présence de plus en plus perceptible du livre numérique, qui représente à ce jour environs 8% du chiffre d’affaire global des ventes.
Alors, la best-sellerisation est-elle vraiment un privilège réservé aux grands groupes éditoriaux ?
En 2017 le roman L’Ordre du jour d’Éric Vuillard, édité par les Editions Actes Sud, a obtenu le prix Goncourt et s’est vendu à environs 300.000 exemplaires. Un résultat tout à fait dans la norme de ce que l’on constate au regard des statistiques du prix Goncourt (en moyenne 400.000 exemplaires sont vendus chaque année). D’une manière générale les livres primés deviennent à chaque fois des best-sellers et sont donc pour les maisons d’édition de vraies valeurs sûres car extrêmement rentables. En effet rien qu’en France et chaque automne une douzaine de prix départagent les sorties littéraires (il en existe beaucoup plus mais une douzaine tient vraiment le haut de l’affiche). Il est à noter toutefois que seulement cinq « grands » prix augmentent significativement les ventes : les prix Goncourt, Femina, Médicis, Renaudot et Interallié. Initialement conçus pour mettre en avant les talents littéraires, les prix sont maintenant réellement plus une stratégie commerciale, attirant l’intérêt des médias et du public, qui associent en général les prix à un gage de qualité. Ainsi, des auteurs relativement inconnus aux yeux du public peuvent tout de même voir les ventes de leur livre exploser si celui-ci a la chance de pouvoir être primé. Mais comment expliquer également que les best-sellers s’exportent aussi bien, dépassant les frontières et se retrouvant traduits dans plusieurs langues ? Dans une interview enregistrée dans le cadre du reportage « Les maisons d’édition françaises sont-elles à la page ? » diffusé sur France 24, le journaliste Pierre Assouline, membre du jury du prix Goncourt explique :
« Il faut bien voir que depuis un demi-siècle, la plupart des lauréats du concours sont traduits dans 20 ou 30 langues systématiquement. »Les prix littéraires s’exportent et sont une véritable vitrine pour le reste du monde (tout comme les prix littéraires internationaux ou étrangers, à l’instar du Prix Pulitzer aux Etats-Unis par exemple, très renommé lui aussi). Pourtant il est facile de remarquer que toutes les grandes maisons d’édition, la maison Gallimard en tête de file, sortent tous les ans un « goncourable », c’est-à-dire un livre susceptible d’obtenir un prix et donc de faire fructifier les ventes. Cette pratique peut être critiquable car elle conduit les auteurs à produire des livres plus souvent, à écrire plus vite, conduisant à force à une certaine répétition de la recette « qui marche » et l’on peut s’interroger sur une homogénéisation de l’offre littéraire. Le reportage de Florence Gaillard, toujours dans le cadre de l’émission diffusée du France 24 interroge Sylvie Ducas, auteure du livre « La littérature à quels prix » sur sa vision des prix littéraires :
« Finalement un prix littéraire c’est un best-seller artificiel. »Pour Mme Ducas, bien que faisant certes vivre la maison d’édition, cette stratégie est dangereuse pour la littérature car elle a pour conséquence d’effacer les autres auteurs et de laisser dans l’ombre des ouvrages tout aussi intéressants, voir même plus, que les fameux « goncourables ».
Juliette Joste, éditrice chez les Editions Grasset, à propos de la diversité des œuvres proposées en librairie, commente :
« En France, on a encore le respect du livre dans toute sa variété. »Si la remarque est juste, les rayons des librairies donnant accès à un large choix, elle n’est toutefois pas totalement applicable aux best- sellers à proprement parler, pour les raisons invoquées plus haut. Economiquement rentable, il est assez ironique de constater que la plupart des « goncourables » et autres livres à prix ne sont finalement jamais lus par leurs acheteurs : un article du journal québécois L’actualité fait mention d’une enquête en Angleterre révélant que 55% des sondés n’achetaient ces livres que comme éléments décoratifs. Ces livres, toujours sous couverture du prestige que le prix littéraire représente, serviraient ainsi de « passeport de respectabilité intellectuelle », ce qui peut faire pencher la balance en faveur d’un caractère très superficiel de ces prix littéraires et par conséquent de ces best-sellers. Si ces derniers peuvent tout à fait se détacher des prix littéraires, il est quand même plus qu’évident qu'ils sont un tremplin gigantesque pour les ventes. Promotion et célébration de la littérature à la base, les prix littéraires ne risquent-ils pas, à terme, de devenir « l’usine à best-sellers » des grandes maisons d’édition, le fameux bandeau rouge des livres récompensés se transformant en marque de fabrique ?
Depuis quelques années pourtant, l’autoédition vient se positionner comme l’alternative aux grandes maisons d’édition. Mais quels sont les avantages de ce secteur dans le phénomène de best-sellerisation ou au contraire ses inconvénients ?
Depuis 2011 environs s’est développée l’autoédition, via internet notamment. D’après la définition qu’en donne Wikipédia, l’autoédition consiste pour un auteur à prendre lui-même en charge l'édition de ses ouvrages, sans passer par l'intermédiaire d'une maison d'édition. L’ouvrage peut être imprimé (livre, magazine) ou en format numérique (livre numérique, site web). Émilie Paquin dans son ouvrage Les plateformes numériques d'autoédition : état des lieux, précise toute de même que l’autoédition n’étant pas associée directement à un éditeur, elle se distingue aussi de l’édition à compte d’éditeur ou à compte d’auteur. Aujourd’hui en France, 1 livre sur 5 déposé au dépôt légal serait autoédité, mais encore souvent associé à l’amateurisme et au livre petit budget. L’autoédition ne fait donc pas encore bonne presse auprès de tous les distributeurs. Pourtant les maisons d’édition classiques commencent à se tourner petit à petit vers ce nouveau réservoir, car bien que les succès en autoédition soient encore rares, l’autoédition commence doucement à fournir son lot de best-sellers. Selon le site ActuaLitté : « 11.500 titres autoédités ont fait l’objet d’un dépôt légal en 2015 contre 4.000 en 2005 », montrant l’intérêt de plus en plus marqué d’auteurs amateurs de partager leurs écrits et tenter de les faire connaître. Pierre Dutilleur, directeur général du Syndicat National de l’Edition précise d’ailleurs :
« L’autoédition n’est pas notre métier, mais nous y sommes très attentifs. C’est un formidable réservoir de succès, d’œuvres en construction, qui va prendre de l’ampleur et continuer à se professionnaliser. »
Car là est le grand inconvénient de l’autoédition : si les auteurs sont de fait beaucoup plus libres que dans une maison d’édition traditionnelle et plus proches de leurs lecteurs, ils doivent s’occuper de A à Z de la publication et de la promotion de leur livre mais ne bénéficient pas des réseaux de libraires ou des éditeurs. Jean Vahl, responsable de Kindle Direct Publishing France (la grande plateforme d’autoédition du site Amazon) explique même dans le reportage de Florence Gaillard sur France 24 que « l’auteur qui vient s’éditer sur ce service est un auteur-entrepreneur ».
Si les best-sellers provenant des plateformes d’autoédition peuvent paraître de fait plus authentiques et moins conventionnels que les grands primés de l’automne, leurs chiffres de vente n’atteignent pas encore ceux du Goncourt, et les « auto-auteurs », pour espérer diffuser plus largement leur livre, doivent se résoudre à un moment donné, à passer chez un éditeur classique (si bien évidemment les chiffres de leur livre, ainsi que son classement dans les meilleures ventes du site tapent dans l’œil d’un éditeur). De plus, cette édition alternative, se développant majoritairement grâce à internet et aux réseaux sociaux, bénéficie encore d’une « étiquette péjorative pour de nombreux libraires et journalistes » comme le déplore l’autrice Julie de Lestrange dans l’article « Autoédition : le succès si je veux » écrit par Delphine Peras en 2017 pour le journal L’express. Les best-sellers ne sont donc pas uniquement réservés aux grands groupes éditoriaux, comme en témoigne le premier roman d’Agnès Martin-Lugand Les gens heureux lisent et boivent du café, livre que l’autrice a auto-publié en 2012 via la plate-forme d’Amazon. Toutefois les éditeurs traditionnels restent les acteurs principaux des meilleures ventes, les budgets alloués à la communication étant beaucoup plus important, le roman d’Agnès Martin-Lugand, une fois repéré et récupéré par les Editions Michel Lafont s’est ainsi vendu à plus de 500.000 exemplaires.
Finalement, les éléments communs à tous les best-sellers sont leur classement dans les meilleures ventes littéraires et donc les bénéfices qu’ils rapportent ainsi qu’une certaine recette littéraire que les maisons d’édition tentent d’intégrer dans leur ligne éditoriale. Synonyme de réussite littéraire pour beaucoup d’auteurs, ils font partie des espoirs des maisons d’édition pour sortir du lot. Pourtant, il est intéressant de constater que très peu d’auteurs s’autoéditant ou même de petites maisons d’édition privées, et donc par conséquent moins mis en avant, peuvent espérer sortir le best-seller tant attendu. La réalité est plus contrastée que cela : les prix littéraires sont toujours à ce jour dominés par les grandes maisons d’édition et souvent par les mêmes types d’auteurs. Par conséquent, les best-sellers peuvent être considérés comme un privilège de grands groupes, sauf quand bien sûr des exceptions viennent confirmer la règle. Souvent synonyme également de qualité (et de nombreux best-sellers primés ou non le sont), la critique que l'on peut faire aux best-sellers est que ceux-ci peuvent suivre une formule conduisant de plus en plus les auteurs à se « best-selleriser » et à écrire des romans ou des livres se ressemblant les uns aux autres (ou du moins aux trames similaires). En ce sens, on pourrait se demander si les maisons d’édition (et les grands groupes tout particulièrement), dans leur quête absolue de best-sellers et de meilleures ventes, ne conduisent pas, en mettant de côté des livres « moins vendeurs », à une certaine uniformisation du catalogue littéraire ?
Et vous, qu’en pensez-vous ? N'hésitez pas à vous exprimer dans les commentaires, votre avis m'intéresse !
Kateb Yacine et la quête identitaire : une histoire de langue maternelle ~ Laureline Chatriot
Dans la littérature maghrébine en langue française, Kateb Yacine est sans doute, dans son rapport à la langue maternelle, l’auteur le plus pertinent de son temps. Le terme « langue maternelle » s’inscrit dans une distinction entre langue vernaculaire, vulgaire, et une langue des érudits. C’est communément la langue parlée par le peuple et il se joue ici une opposition entre l’écrit et l’oral, l’oralité étant une dimension importante dans la notion de langue maternelle. Généralement associée à l’apprentissage de la parole, la langue maternelle est la première langue apprise et généralement maîtrisée par l’enfant, c’est la langue d’un ou des parents ou celle qui est usuellement parlée au sein de la sphère privée ou familiale. Langue de l’enfance, la notion de langue maternelle peut aussi être associée au pays de naissance et à sa terre natale.
Kateb Yacine est un romancier, dramaturge, metteur en scène et essayiste algérien né à Constantine en 1929 et issu d’une famille de Chaouis, une ethnie berbérophone du nord-est de l’Algérie. Arabophone, en plus de maîtriser certains dialectes berbères, son père l’envoie à l’école française où Kateb y apprend le français, dans un contexte encore marqué par la domination de la métropole dans le pays, ce dernier n’étant pas encore indépendant. Si sa passion pour la langue française est réelle, il est poussé par son institutrice à rapidement abandonner la langue arabe et dialectale au sein même de sa famille. A l’âge de seize ans, son premier contact avec la réalité coloniale intervient lors des événements de Mai 1945 au cours desquels il est arrêté, emprisonné et torturé. A sa sortie de prison, il est exclu du lycée et retrouve une mère devenue folle parce que le croyant mort et un père terrassé par la maladie. C’est véritablement à partir de ce moment de sa vie que s’opère une prise de conscience chez l’écrivain : une prise de conscience de sa condition de colonisé, de son aliénation linguistique, sociale mais aussi culturelle. Langue de l’élévation sociale pour son père, langue du colonisateur pour Kateb, le français devient pour lui le reflet de la position marginalisée dans laquelle il se trouve : entre admiration et haine pour cette langue qui lui a permis de se faire connaître du public et d’asseoir son statut d’écrivain, il cherche un moyen de réhabiliter, à travers l’écriture, la langue arabe et surtout sa vraie langue maternelle : le berbère.
La langue maternelle pour Kateb Yacine s’inscrit dans une quête du lien rompu avec sa mère, mais elle se rapporte également à l’idée plus large de Nation et d’un attachement fort à la terre natale, teintant sa quête d’une dimension plus politique. Cette rupture et ce traumatisme de la langue maternelle arrachée à l’enfance sont évoqués dans Le Polygone Etoilé, roman hybride, intercalé de poésie. Kateb, nom prédestiné car signifiant «écrivain» en arabe, écrit uniquement en français. Lorsqu’il évoque son expérience d’écrivain, il admet que ce qui relève des souvenirs, des sensations, des pensées, viennent à lui en arabe, pourtant il ne peut les exprimer qu’en français. A l’image de Nerval dans son roman Sylvie, le roman de Kateb Yacine mêle fiction et réalité, dans une réflexion sur son rapport à la langue maternelle, en particulier sur la question de l’identité. Son œuvre cherche également à montrer le pouvoir de l’écriture dans la revalorisation des langues maternelles, dans les pays colonisés et, dans le cas de Kateb Yacine, à travers l’exemple de l’Algérie.
Dans quelle mesure Kateb Yacine permet-il une revalorisation de sa langue maternelle, dans le contexte particulier du plurilinguisme algérien ?
- Kateb Yacine : la dialectique langue / identité dans le cas de l’Algérie colonisée
- La langue maternelle, une identité se construisant dans le plurilinguisme ?
La langue maternelle dans les pays colonisés est une véritable question que l’on peut se poser, surtout lorsque l’on se réfère au Maghreb. En effet, dans les pays qui ont été colonisés par la France, le français était la langue officielle. C’était celle de l’école et des institutions. L’arabe ou le berbère dans les pays du Maghreb, par exemple, étaient infériorisés parce qu’appartenant aux “indigènes” et notamment perçus comme étrangers au processus artistique et culturel. En Afrique, certaines langues, dont la pratique n’est qu’orale, ne peuvent se substituer au français écrit et sont donc dénigrées. Kateb Yacine, est d’ailleurs très justement cité par Bouchène et Awal dans leur ouvrage Les Ancêtres redoublent de férocité paru en 1990, pour évoquer, en dehors de la primauté du français, la pluralité des langues intrinsèquement liées à l’Algérie même :
« On croirait aujourd’hui, en Algérie et dans le monde, que les Algériens parlent l’arabe. Moi-même, je le croyais, jusqu’au jour où je me suis perdu en Kabylie. Pour retrouver mon chemin, je me suis adressé à un paysan sur la route. Je lui ai parlé en arabe. Il m’a répondu en tamazight. Impossible de se comprendre. Ce dialogue de sourds m’a donné à réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j’aurais dû parler tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques…»
S’il
y a bien un auteur qui s’est le plus intéressé aux langues dialectales de son
pays, c’est bien Kateb, mettant en avant dans son œuvre la pluralité des
langues à l’intérieur même de son pays. Cette identification permet à l’auteur
de se rapprocher aussi de ses origines, sa famille étant issue de la région de
Chaouia et étant, de fait, berbérophone. Le berbère d’ailleurs est une langue
chère à Kateb Yacine et il s’interroge régulièrement sur celle-ci, comme dans
la revue Ghania Khelifi :
« Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre
grand les oreilles. On parle de l’arabe, on parle du français, mais on oublie
l’essentiel, ce qu’on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient
du mot ‘barbare’. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Ne pas
parler du « Tamazirt », la langue, et « d’Amazir », ce mot
qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l’homme
libre ? » Pourtant
le plurilinguisme qui caractérise Kateb Yacine et plus largement l’Algérie
elle-même, et dans l’interrogation sur la langue mère, cette langue des
origines ou de la mère, a été largement annihilée voire étouffée dans le
spectre du français comme langue officielle. Cela donne par là-même un statut
presque confidentiel à l’arabe et surtout aux dialectes, car ces langues
n’ayant pas de place dans l’espace public, elles se réservaient pour le privé
et l’intime. En Algérie et dans les pays colonisés ou annexés par la France, le
français est alors la langue du colon. C’est, comme le dit Charles Bonn,
universitaire spécialiste des littératures du Maghreb, dans un article intitulé
« Le roman maghrébin », présent dans Littérature
francophone. Tome 1: Le Roman :
« l’instrument d’une profonde blessure identitaire autant que politique. Le choix de cette langue est parfois vécu comme celui de la capitulation, et il est à l’origine celui des pères défaillants dans leur rôle de garants de la loi que représente la langue. »L’universitaire cite à ce propos les toutes dernières phrases du « Polygone étoilé » de Kateb Yacine :« Ma mère était trop fine pour ne pas s’émouvoir de l’infidélité qui lui fut ainsi faite. Et je la vois encore, toute froissée, m’arrachant à mes livres – tu vas tomber malade! – puis un soir, d’une voix candide, non sans tristesse, me disant : « Puisque je ne dois plus te distraire de ton autre monde, apprends-moi donc la langue française… » Ainsi se referma le piège des Temps Modernes sur mes frêles racines, et j’enrage à présent de ma stupide fierté, le jour où, un journal français à la main, ma mère s’installa devant ma table de travail, lointaine comme jamais, pâle et silencieuse […]. » (page 183)Dans ce passage, Kateb Yacine raconte comment il se soumet, devant sa mère, au désir de capitulation de son père. Véritable sentiment d’échec, Kateb émet l’idée que le changement de langue le fait irrémédiablement changer de monde, au détriment de son lien avec sa mère. Bien que l’auteur n’ait jamais nié son amour de la langue française, il vit toutefois ce passage à cette langue imposée, qui lui semble définitif, comme une infidélité faite à sa mère et le marquant à jamais dans la construction même de son identité, évoquant même un «piège» qui se refermerait sur ses «frêles racines». Kateb Yacine observe ainsi la langue maternelle à travers le prisme d’une identité partagée, entre langue de l’enfance et langue d’écriture.
- La langue maternelle, une identité partagée entre langue de l’enfance et langue d’écriture :
Dans le documentaire D’une langue à l’autre, réalisé par la documentariste française Nurith Aviv en 2004, la langue maternelle, dans les différents discours, est présentée comme langue de l’enfance, de l’oralité, du murmure. On retrouve d’ailleurs l’image du lait maternel, faisant donc écho à une langue du cœur et de la maternité. La langue maternelle est souvent la langue des parents, celle qu’ils parlent entre eux et que l’enfant veut absolument comprendre. L’ambivalence se joue lorsque la langue ne devient pas une langue maternelle, mais une langue de création. Martine Paulin dans son article «Langue maternelle et langue d’écriture» paru dans la revue Hommes & migrations, rappelle que c’est la mère qui est le caractère ineffaçable de la langue, comme une empreinte et un marquage généalogique, symbolique, culturel et affectif. Chez Kateb Yacine, ce lien maternel est rompu comme il l’évoque à la page 183-84 du Polygone étoilé :
« Jamais je n’ai cessé, même au jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement , d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! » (p.181-182).
L’image du cordon ombilical, qu’on voudrait couper ou préserver, revient constamment dans ses écrits. Si la langue est dite “maternelle”, c’est qu’elle renvoie au continent charnel premier, réveillant au passage les cicatrices de cet «exil intérieur» que Kateb ressent. Si l’apprentissage du français est une réussite sociale et scolaire pour lui, elle est revanche synonyme d’aliénation en ce qui concerne la langue maternelle, le français venant en quelque sorte «parasiter» ce lien maternel qui le renvoie par extension à toute son enfance et à son histoire. Kateb ressentit longtemps la douleur de la séparation avec sa mère, sa langue maternelle et sa culture. La langue, qu’elle soit maternelle ou non, peut à la fois être un repoussoir et un modèle. Chez Kateb, le français provoque cet effet, car s’il en mesure tout le négatif, il ne peut paradoxalement pas s’en passer non plus. Pour certains écrivains, l’adoption d’une langue d’écriture nouvelle protège d’une double appartenance qui peut fragiliser, mais il arrive aussi que le passage d’une langue à l’autre ne génère ni force ni refus, soit vécu comme une perte et aboutie finalement à un sentiment de deuil comme l’a vécu Kateb Yacine une grande partie de sa vie. Ces positions reflètent le caractère conflictuel du processus. Il arrive qu’un choix, comme l’abandon d’une langue, devienne impossible : faire coexister langue maternelle et langue d’écriture, c’est refuser d’être scindé, refuser la coupure entre passé et présent, arabe et français, ancienne et nouvelle identité… C’est en quelque sorte vouloir rester “uni en soi”, si l’on peut dire, s’articulant toujours dans cette idée d’associer une unité de l’être à un plurilinguisme linguistique.
Cette identité partagée entre la langue maternelle et la langue de l’écriture, qui pour Kateb est le français, permet par conséquent de forger une expérience particulière de l’écriture et une identité en tant qu’écrivain. Le choix, par les écrivains maghrébins, de la langue française comme moyen d’expression, leur a été souvent imposé par les circonstances. Ils s’en sont servis pour réclamer l’usage d’une langue nationale, l’arabe, ou rappeler l’existence de leur langue maternelle. Ils s’en sont servis comme de l’outil le plus immédiatement accessible pour exprimer ce qu’ils avaient à dire. Pourtant, les écrivains dans la situation de Kateb Yacine se retrouvent la plupart du temps incapable d’écrire dans leur langue natale, et pour cause que la langue de l’écrit est la langue qu’ils ont la plus appris et pratiqué, comme en témoigne Kateb dans la revue Jeune Afrique Magazine, de Juillet-Août 1988 :
« L’écriture en français me manque, j’ai besoin d’écrire. Or je ne peux écrire que dans la langue que je possède le mieux: le français. »Ainsi pour Kateb, la lutte de l’écrivain algérien contre sa langue d’adoption le pousse «à inventer, à improviser, à innover» (Témoignage chrétien). La lutte est plus ou moins dramatiquement vécue selon que l’écrivain a le sentiment de créer à partir de rien, ou de transposer une culture existant déjà sous une autre forme. Aussi Kateb Yacine se confie sur son expérience d’écrivain dans Témoignage chrétien et évoque le fait que la pratique du français comme langue d’écriture lui permet de faire converger en une symbiose culturelle, les deux mondes dans lequel il évolue, entre un monde de l’arabité et l’Algérie, qu’il associe à ses sens et à ses émotions, autrement dit à l’espace de l’intime ; et la langue française et la France, associées à sa position d’écrivain :
« La plupart de mes souvenirs, sensations, rêveries, monologues intérieurs, se rapportent à mon pays. Il est naturel que je les ressente sous leur forme première, dans ma langue maternelle, l’arabe. Mais je ne puis les élaborer, les exprimer qu’en français. Au fond, la chose est simple : mon pays, mon peuple sont l’immense réserve où je vais tout naturellement m’abreuver. Par ailleurs, l’étude et la pratique passionnées de la langue française ont déterminé mon destin d’écrivain. Il serait vain de reculer devant une telle contradiction, car elle est précieuse. Elle consacre l’un de ces mariages entre peuples et civilisations qui n’en sont encore qu’à leurs premiers fruits, les plus amers. Les greffes douloureuses sont autant de promesses. Pourvu que le verger commun s’étende, s’approfondisse, et que les herbes folles franchissent, implacables, les clôtures de fer. »
Les premiers écrivains maghrébins, entre 1945 et 1956, ont pris la parole dans la langue du «colonisateur», marquant la frustration de leur langue maternelle. Le colonialisme, pour citer l'écrivain Malek Haddad, est une «pathologie de l’histoire». Cette situation entre deux langues est perçue comme un malaise, que Kateb Yacine tente de soulager par la reconquête de la langue maternelle et sa revalorisation par le biais du théâtre.
- Kateb Yacine : «le pouvoir politique de l’écriture face au poids de l’Histoire» (Dr. Saddek Aouadi)
- La reconquête de la langue maternelle
Kateb Yacine est un écrivain engagé. Engagé
politiquement au parti communiste, c’est avec le même engagement qu’il revient
à la langue maternelle. Ce retour à la langue maternelle c’est redonner un
territoire, un public ainsi qu’une légitimité politique à cette langue
maternelle qui a pu être étouffée. C’est ici toute une idée de la Nation, se
développant autour d’une théorie de la langue comme lien entre le peuple
et la culture que les allemands nomment « Volksgeist » ou
l’«esprit du peuple» qui se développe dans les récits de Kateb. Marc Crépon
dans son article «Ce qu’on demande aux langues», dans l’ouvrage Monolinguisme
de l’autre à propos de la thèse de Derrida, met en garde contre
les pièges du nationalisme cachés dans les sacres de la langue maternelle. La
question à se poser est celle de l’altérité : le contraste des langues ne
peut être effacé et il y a toujours de la pluralité là il y a du plurilinguisme
et une société multiculturelle. Derrida remet en cause l’appropriation de la
culture et développe l’idée d’une culture coloniale. Donc la culture ne doit
pas être une mais doit faire une place à l’autre, être hospitalière, cette
conception valant aussi pour les minorités opprimées. Kateb Yacine nuance la
thèse de Derrida : s’il admet lui aussi l’idée d’une culture coloniale, il
conçoit et encourage même le processus d’appropriation de la langue et de la
culture, comme un moyen de se libérer de l’oppression, comme il l’explique
dans Les Lettres nouvelles :
« Les quelques Algériens qui ont acquis la connaissance de la langue française n’oublient pas facilement qu’ils ont arraché cette connaissance de haute lutte, en dépit des barrières sociales, raciales, religieuses, que le système colonial a dressées entre nos deux peuples. C’est à ce titre que la langue française nous appartient, et que nous entendons la préserver aussi jalousement que nos langues traditionnelles. En effet, je n’hésite pas à affirmer, paradoxalement, que la langue française, introduite en Algérie comme moyen de dépersonnalisation, est devenue, par un juste retour des choses, le haut-parleur le plus puissant d’où surgissent en chœur les voix les plus authentiques d’un pays aux mille visages, d’un pays qui accède à son unité par le chemin le plus court : celui qui lui ouvrirent sans le savoir ses derniers conquérants […] On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelle pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’empare de cette langue, de cette culture, et il en fait les armes à longue portée de sa libération. »
Retrouver la langue maternelle et la remettre au centre des préoccupations du peuple, permet de mettre un terme à ce mot fort de «dépersonnalisation» qu’emploi Kateb : en introduisant le français comme langue possible de ce peuple algérien en reconstruction identitaire, la langue qu’il considère dorénavant comme un «butin de guerre», vient se placer en opposition au sentiment de collaboration culturelle et politique que l’écrivain avait ressenti plus jeune, aussi bien chez ses parents que chez lui-même. Kateb par cette réappropriation, veut ouvrir la voie au travail de mémoire, pour ressusciter en version originelle les émotions et les sensations du passé.
La reconquête de la langue maternelle passe par sa promotion et sa sauvegarde, Kateb en est dans ce sens, le meilleur exemple. Il est parmi les écrivains arabophones d’Algérie, un des rares, sinon le seul, à avoir toujours défendu la langue berbère. Le berbère est pour lui une des langues du peuple et la mettre en avant est un moyen pour Kateb de renouer avec les racines profondes de l’Algérie ainsi qu’avec ses racines familiales. Pouvant être mis en parallèle avec la thèse de Marina Yaguello, prônant une égalité entre toutes les langues, Kateb Yacine en 1963, lors d’un débat au Théâtre Récamier à Paris, affirmait que le kabyle, le chaouïa, devait pouvoir se développer à égalité avec le français et l’arabe (parlé encore par une minorité de personne à la sortie de la guerre, mais de plus en plus apprise via une politique éducative). L’auteure Jacqueline Arnaud, dans son ouvrage Recherche sur la littérature maghrébine de langue française : le cas de Kateb Yacine explique que Kateb préconisait entre autre l’exemple de l’URSS, qui a permis aux minorités ethniques de son territoire de conserver leur langue. Mais ajoutait-il, «il ne faudrait pas que chacun s’enferme dans sa langue, qui serait alors instrument de régression ; il faudrait en Algérie, apprendre le berbère, l’arabe, le français». Kateb Yacine utilise la parole comme un acte politique comme il l’a déjà fait avec la langue française. Il rétablit une égalité linguistique confisquée et replace ainsi le peuple dans une certaine égalité de parole, en conférant aux langues populaires un certain pouvoir. En donnant la parole au peuple, il lui offre une liberté de discours que Kateb Yacine va mettre en forme à travers la réappropriation de la langue maternelle par le théâtre.
- Une réappropriation de la langue maternelle par le théâtre
A travers la réappropriation de la langue maternelle par le théâtre, c’est non seulement la création artistique, mais aussi la quête de soi qui est en jeu ici. Au cœur de l’écriture, qui est remise en question en tant que représentation de la parole, se joue un positionnement identitaire, politique et culturel, dans sa dimension mémorielle, avec ses fractures, conscientes ou non, au sein de l’individu, des fratries et de la société. L’auteur Zalia Sékaï, dans un article intitulé « Kateb Yacine et les langues en Algérie. Revalorisation des langues populaires algériennes à travers le théâtre », publié dans Etudes et documents berbères estime que la question de la langue est au cœur de toute œuvre littéraire : le français comme langue d’écriture intensifie chez les écrivains en exil leur conscience artistique et existentielle. Pour Kateb, le dernier «obstacle» était celui de la langue française et l’aliénation qu’elle représentait pour lui. A partir de 1970, il quitte la France pour retourner définitivement en Algérie et ainsi, de longues années en exil, loin de son pays et de sa langue maternelle, mais aussi loin du public qu’il aurait voulu avoir et pour qui il aurait voulu écrire. Kateb Yacine revient à ce qu’il a toujours voulu faire : un théâtre en arabe parlé. Il évoque son vœux de fonder un théâtre en arabe dans la revue El Moudjahid Culturel du 4 avril 1975 en ces termes :
« Combien de fois j’ai rêvé quand j’étais en France de m’exprimer (....) en arabe populaire. C’est une idée qui ne m’a jamais quitté mais je restais trop prisonnier du français. » L’auteur Domenico Canciani dans son article «Une science et une politique pour Babel», explique qu’en Algérie, les relations diglossiques sont en grande partie le produit des politiques d’expansion linguistique française et arabe, des tentatives d’unification linguistique, qui impliquent un état de minoration et de subordination linguistique de l’oral face à l’écrit, du dialecte face à la langue.
La production théâtrale de Kateb Yacine révèle les difficultés de coexistence des différentes langues en Algérie et s’inscrit précisément dans une perspective de rupture avec le schéma diglossique, qui impose la langue écrite, de l’idéologie dominante sur le domaine linguistique. Face à l’impérialisme linguistique de l’arabe classique, Kateb Yacine produit un théâtre destiné à réhabiliter les dialectes, l’oralité et par conséquent, le peuple. Il réactive la tradition populaire dans le dessein de la révolution, de l’autre libération, de la réconciliation des Algériens avec eux-mêmes, leur histoire, leur langue et leur pluralité. En allant au-devant du peuple, c’est lui qui s’adapte au peuple et non l’inverse. Kateb sort en quelque sorte de sa posture d’écrivain, en entrant dans celle du metteur en scène de langue arabe et dialectale. Kateb maintient l’oralité dans le cadre du théâtre, permettant de se libérer de la contrainte de la langue écrite. Toutefois, Kateb Yacine continue la démarche fondamentale de l’écrivain, consistant à faire le lien national entre les différentes langues populaires. Kateb Yacine a trouvé le meilleur moyen de renouer avec ses traditions, et sa langue maternelle qui lui est chère en la promouvant et en plaçant les dialectes populaires, au même niveau que les langues à la connotation plus savante. La réappropriation de la langue par le théâtre de Kateb Yacine a été saluée par l’écrivain Tahar Ben Jelloun, qui mettant en avant le fait que l’Algérie est principalement un pays où l’oralité prime par tradition, plus que dans n’importe quel pays :
« Il est étonnant que le plus grand écrivain du Maghreb, Kateb Yacine, qui écrit en français et s’est recyclé dans le théâtre oral, se soit exprimé dans une langue populaire, à la suite d’un travail collectif, où il reprend contes et légendes. Car écrire en arabe ou en français revient pour moi à la même chose à partir du moment où le peuple avec qui et pour qui j’écris ne me lit pas. Ecrire des livres dans un peuple de tradition orale reste une aliénation. Kateb Yacine lui, a trouvé une solution dans le théâtre populaire.»